Le nerf de la guerre

Publié le par Tamilselvi

Petite, j'avais une tirelire dans laquelle je conservais les pièces de 20 francs que ma mère me donnait. Elles étaient peu communes, et de fait d'autant plus précieuses. Géantes, belles, et d'une si grande valeur, je m'amusais à les compter en étalant mon trésor sur le lit de mes parents. Je les étalais avant d'en faire des piles bien ordonnées, des piles de cinq, avant de les remettre dans la tirelire une à une, appréciant leur tintement métallique. L'instant Oncle Picsou. Une fois la tirelire remplie, le contenu partait à la banque et le jeu recommençait.

C'est donc naturellement que vivre au rythme du magasin de mes parents fut d'abord un jeu avant de devenir une nécessité. Je pouvais jouer à la marchande et compter, additionner, soustraire plus vite que la caisse, merci Madame, au revoir et bonne soirée. Les froides soirées d'hiver, une fois mes devoirs bouclés dans un coin du magasin, je me collais au chauffage soufflant jusqu'à ce que la chaleur rende brûlants mes bracelets, m'imaginant être ailleurs, face à un feu de cheminée peut-être. Je jonglais avec les listes de produits à commander, me plaisais à ranger, vérifier les dates de péremption. L'argent entrait et repartait souvent tout aussi vite, cependant je gardais dans ma tirelire le pourboire du vieux monsieur qui avait besoin qu'on lui livre ses packs d'eau à domicile. Pièces de dix francs, puis de deux euros, hop, dans la boîte.

Au fil du temps, le magasin organisait nos journées, nos vies. Progressivement, les petits vieux sont partis et les bourrés chroniques et autres pervers nuisibles ont envahi notre quotidien. J'avais grandi et la vie était devenue bien moins drôle. Les trois points de suture pour avoir réclamé les vingt centimes qui manquaient au bourré qui venait chercher sa piquette, ça c'était pas drôle. Cicatrice indélébile, vieille de huit ans déjà.

Devenue externe, je découvrais le bonheur d'une paye mensuelle d'une centaine d'euros, qui allait doucement croître jusqu'à 250 € en fin de 6ème année de médecine. Un peu plus en réalité, puisque j'avais la chance d'être boursière, pouvant ainsi me me payer mes bouquins pour l'internat et mes happy hour entre amis. Les gardes me rapportaient 25 euros par nuit, 50 pour 24 heures de garde en week-end, parfois les chefs payaient le dîner, tels ce libanais mangé à 5 heures du mat' après avoir enchaîné les entrées-sorties en Réa Med à Cochin, ou ces sushis dégustés devant la télé avec mon interne d'orthopédie.

Et enfin, devenue interne, la consécration. Un salaire qui dépasse enfin le SMIC. Mensuel, évidemment, pas le SMIC horaire, pour des semaines qui peuvent comprendre 50 à 100 heures travaillées. Et ça augmente, doucement, au fil des années, jusqu'à tourner autour de 2300 € en fin de 9ème année, gardes comprises.


Partir à Londres avait un prix, et le financement de l'AP-HP ne m'étant pas totalement assuré jusqu'aux tous derniers mois précédant mon départ, j'ai passé mon été à remplir mon agenda de gardes, reprises ici ou là. Un samedi de senior en réa, 350 euros en 24 heures, génial !

Un ami m'a parlé d'une compagnie d'assistance médicale qui cherchait des médecins pour assurer la régulation téléphonique, et je me suis rapidement laissée tenter. D'abord attirée par les 20 € horaires, c'est finalement un nouvel univers que j'ai découvert en dehors de l'hôpital. L'aspect conseils aux voyageurs partis au bout du monde, régulation médicale, communication polyglotte, coordination et management d'équipe. Manière agréable de financer mon projet, quitte à passer mes vacances sur le plateau de régulation. Travailler plus pour gagner plus, youpi !

Pause thé avec les confrères britanniques et on en vient à parler paye. Avec mes co-internes du continent, Andrea l'italien et Vera de Lisbonne, on compare les différents systèmes pour mieux mettre en évidence les avantages et dysfonctionnements dans nos pays respectifs. Robin, mon SHO de la semaine, gagne 2400 £ par mois pour des semaines de 48 heures maximum. Le salaire augmente avec l'ancienneté, et un jeune consultant gagne au final près de 6000 £ par mois en ayant moins de contraintes horaires. Alors que l'on discutait du salaire pour les remplacements (42£/heure), voilà la remarque que m'a faite une de mes co-internes : "I would never do a locum shift for less that 50 pounds per hour !". Tu as besoin de moi pour cette garde ? Combien es-tu prêt à me payer pour ça ? Faisons monter les enchères... Après tout, j'ai plus de dix ans d'études derrière moi, j'ai travaillé dur pour obtenir mes diplômes, je ne vais pas mettre mes compétences à votre service pour une paye indécente... !

Mais où est l'indécence ? Est-ce indécent de demander à être payé à la hauteur des responsabilités que l'on accepte d'assumer ? Mes collègues rient de mon salaire français, tout comme de nos activités annexes de brancardiers, secrétaires, réceptacles des remarques inappropriées de certains membres du personnel hospitalier qui nous voient comme les esclaves de l'hôpital.

Après tout, on l'a bien cherché, n'est-ce pas ? Personne ne nous a forcé à faire ce métier, on l'a choisi volontairement. Puis médecin, c'est plus qu'un métier, c'est une vocation, un sacerdoce même. Demander à être payés plus, ben voyons, on devrait déjà être contents d'avoir le repos de sécurité post-garde et de ne pas passer l'intégralité de nos week-ends à l'hôpital ! On ne devrait pas compter nos heures, nous qui devrions être entièrement dévoués à notre tâche si respectable... bien que le respect ne soit pas toujours au rendez-vous. Enfin bon, quand même, nos études sont quasi-gratuites, on est encore étudiants, on est là pour apprendre alors on ne va pas demander en plus de bénéficier d'une rémunération plus avantageuse ! Quelle idée...

La comparaison est difficile à faire, dans la mesure où les internes britanniques ont énormément de dépenses annexes. Déjà les études de médecine, payées en moyenne 8000 £ par année, imposent une sorte de retour sur investissement. Puis les examens obligatoires et payants, tout au long de l'internat, avec des prépas privées quasiment banales, environ 2000 £ par an. Les inscriptions au GMC, au Royal College of Physicians, au Royal College of Anaesthetists... Le coût de la vie, bien plus cher à Londres qu'en province, évidemment.

Néanmoins, toujours est-il qu'au total, mes confrères semblent s'en tirer bien mieux que nous, et sont estimés en tant que Docteurs. Malgré mon accent et mes phrases mal fichues, administratifs, paramédicaux et médecins m'ont toujours parlé avec respect. Alors que je prépare mon retour à Paris, à coup de mails et appels à des secrétaires que j'ai l'impression d'importuner avec mes questions banales, j'appréhende mon retour à mon ancien monde.

Alors que le financement de mon semestre et sa validation dans ma maquette étaient encore incertains, j'appelais au secours pour trouver une solution et l'un de mes patrons m'avait demandé si cela représentait réellement un problème. Parce que prendre une disponibilité, c'est bien aussi. Mon portable à l'oreille, les yeux qui se remplissent, je ne sais plus quoi dire. Alors je réponds poliment, je le remercie de son aide et de ses conseils. Je raccroche et j'erre dans Monceau.

Je n'ai pas réussi à dire que oui, c'est un problème. Que l'argent ne tombe pas du ciel. Que mon loyer n'est pas gratuit et que putain, je me retrouve, Bac + 9, à devoir faire un job d'été et à courir après les gardes en plus de mon internat pour essayer de réaliser mon projet, alors que j'aurais préféré bosser dans mes bouquins pour combler mes lacunes en physiologie. Alors que dans d'autres professions, même sans être né avec une cuillère en argent dans la bouche, on peut avoir une vie confortable en travaillant 35 heures par semaine, être respecté dans sa boîte, se construire une vie personnelle posée, en ayant du temps libre et de l'argent à dépenser.

Peut-être avons-nous un problème avec notre rapport à l'argent, dans notre milieu.

Dans un monde idéal, je vivrais ici, confortablement, à faire dix remplacements par mois savamment négociés, et je me remettrais au violon pour accompagner Antoine & Charlotte avec Dana Mc Keon dans des gigs à l'ambiance chaleureuse.

Le nerf de la guerre
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