L'effet première clope

Publié le par Tamilselvi

Ces derniers jours, j'ai passé bien plus de temps à l'hôpital que dans mes stages parisiens. Il faut comprendre qu'ici, faire une journée signifie être dans le service de 8h15 à 21h minimum, souvent plus tard quand les transmissions s'éternisent. Puis rentrer chez soi à moitié ensuquée, micro-nuit de sommeil, et rebelote le lendemain.

C'est donc sous la froide lumière du ciel d'hiver et le regard impassible du grand œil de Londres que je trottinais, tous les matins, traversant la Tamise pour m'enfermer dans la ruche de St Thomas', un certain nombre de journées d'affilée, pour n'en ressortir que bien plus tard.

Être le Registrar me semblait initialement flippant. Non pas pour des raisons médicales. Prendre des décisions, briefer mes infirmiers, transporter des malades, intuber seule ou encadrer pour des cathéters, je sais faire. Non, ce qui m'angoissait vraiment, c'était l'heure des transmissions, où je devais prendre la parole pour faire le point sur mes quinze malades à l'équipe de garde. Stupide, n'est-ce pas ? Et pourtant.

C'est la bienveillance de mes collègues qui m'a motivée à me lancer, avec mon accent foireux, quitte à faire plein de fautes de prononciation ou de grammaire, tant pis, ils me comprenaient, m'écoutaient, m'encourageant en silence, un sourire au coin des lèvres quand je butais sur le mot Pseudomonas, me lançant parfois un merci, un au revoir en français quand je partais. Ce sont eux qui m'ont aidée à progresser.

A mi-parcours, j'ai l'impression de m'être construit un nouveau chez-moi.

Au terme de mon marathon, il me restait un jour off avant de rentrer à Paris pour une semaine. Grasse matinée, et l'envie de revoir la lumière du jour, de marcher sous le soleil, de juste profiter de la ville m'envahit. Balade dans mon quartier, qui brille des couleurs de l'après-midi, un burrito sur Islington High Street, une pause chez Costa, je monte dans le premier bus qui passe et me dépose à Knightsbridge après une belle traversée. Mes pas me mènent vers Hyde Park, calme en cette après-midi de semaine, où écureuils et oies font la joie des enfants. Je longe la Serpentine, sur laquelle se reflètent les derniers rayons du froid soleil d'hiver.

L'eau apaise et inspire. Les villes à fleuve, à lac, les villes en bord de mer, toutes ces villes construites autour de l'eau me fascinent, parce que je sais qu'il y aura là un endroit où je pourrai aller juste pour me reposer, aérer mes idées, laisser filer mes pensées. Le pouvoir de l'eau. Juste un instant de pause avant que la vie ne reprenne son cours.
Bien qu'artificielle, la Serpentine accomplit bien ce rôle.

Il y a bien une multitude de choses que je n'ai jamais testées jusqu'à présent, la clope en faisant partie. On parle tellement de cet effet première clope, celle qu'il ne faut pas fumer, sans quoi on finit par en être dépendant.

En venant à Londres, j'ai l'impression d'avoir grillé la plus exquise des cigarettes.

Beaucoup de mes co-internes ont environ la trentaine, si ce n'est plus. Certains, à trente ans, ne sont qu'en début de parcours, internes indifférenciés, sans spécialité définitive. Alors que leur internat dure en moyenne une dizaine d'années, nombreux sont ceux qui prennent une année de disponibilité pour parcourir le monde, travailler ailleurs, dans d'autres domaines.
Jemma, 28 ans, en quatrième année post-graduation, a déjà fait des urgences, de la cardio et de la réa, qui ne lui plaisent pas, sans vraiment savoir ce qu'elle veut faire par la suite. Elle va faire un semestre en anesthésie puis prendre une année pour bosser dans la santé publique ou l'enseignement à la fac, ou encore dans la formation administrative au sein du General Medical Council. Un job qui paye bien et qui va lui permettre de voir autre chose, et peut-être qu'elle y restera et qu'elle ne finira pas son internat.
Jamie a la trentaine, sa copine est interne également et ils ont une gamine de deux ans. Il passe son année à faire des remplacements dans le service ; bien que cela ne lui permette pas d'avancer dans son internat, au moins ça lui laisse du temps et cela paye bien.
Tom part faire un voyage de six mois en Amérique du Sud avant de se lancer en anesthésie, si jamais il a été accepté à l'issue de son examen d'entrée. Sinon il tentera autre chose, pas grave. Et tous sont encouragés par leurs chefs à aller voir ailleurs, découvrir d'autres choses, développer de nouvelles compétences, quitte à ne pas revenir, mais juste pour être heureux.
Aaron, l'un de mes infirmiers, vient d'Australie comme pas mal de ses collègues. Il est venu à Londres uniquement pour voyager en Europe avec sa copine, il est là depuis deux ans et repart bientôt. La réa c'est sympa mais il veut redémarrer autre chose, se lancer dans le management dans une boîte sur son île au bout du monde.

J'ai le souvenir de cet entretien téléphonique surréaliste que j'avais dû passer pour obtenir la possibilité d'intégrer ce stage à Londres dans ma maquette. Je tenais vraiment à en faire un stage validant, car passée de l'autre côté du quart de siècle, je me voyais déjà vieille, et pressée de finir mon internat, finir mon clinicat, boucler le parcours obligatoire avant d'avoir tous les choix. Au cours de cet entretien, donc, on m'avait demandé ce que j'avais prévu pour la suite de mon parcours. Un équivalent de "Qu'est ce que tu veux faire quand tu seras plus grande ?". Je pensais tenir la bonne réponse en évoquant mon projet de faire un clinicat en anesthésie. Oui mais après ? Comment ça après ? Continuer à l'hôpital, carrière de PH, universitaire, mi-temps, clinique ? Tu te vois où à quarante ans ? On me demandait presque mon plan de carrière jusqu'à ma retraite alors que j'aime ne pas savoir le matin ce que je vais manger au dîner... Impossible de répondre qu'il est agréable, parfois, de ne pas savoir...

Cela semble dingue de dire que l'on veut simplement faire des choses drôles et formatrices, conviviales et enrichissantes, sans caser un nom d'hôpital prestigieux, un plan qui permet de bâtir une carrière solide en glissant son nom dans un maximum de publications et/ou de devenir riche.

On se force à s'enliser dans un chemin classique, dont on connaît le point de départ et devine l'arrivée, parce que c'est ainsi que fonctionne la vie. Parce que c'est ainsi que l'on finit par être conditionné. Parfois on se plaît à faire semblant d'être un électron libre, à fuir la réalité, mais pression sociale oblige, ou alors peur, lâcheté, on finit par choisir la sécurité plutôt que de continuer ce chemin vers la recherche du bonheur. Les vrais parcours atypiques intriguent mais ça, c'est pour les autres, n'estce-pas...


Je ne veux pas que la douce magie du choix m'échappe. J'ai encore le temps de me plaire à me perdre, avant, peut-être, de m'enfermer volontairement dans un cocoon. Sensation de pouvoir tout faire, comme si tout était accessible, qu'il fallait juste se donner la peine de tester, d'aller voir. Comme quand, gamine, une pièce géante de cinq francs dans ma main, je salivais devant les bonbons de la boulangère, parce que je pouvais avoir accès à tous ceux que j'aimais sans devoir n'en choisir qu'un seul.

J'ai donc grillé ma première clope ici, à Londres, et j'ai déjà la sensation de devenir accro.

L'effet première clope
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C
J aime ta plume, et grâce a toi je vois la vie de nos cher interne,continu tu sais captivité et faire entré les gens dans ton aventure,j avais l impression d être a côté de toi de l hôpital jusqu'au parc,mais je n'ai pas réussi a te dire que juste l air du parc était suffisant pour te relaxer et tu n'as pas besoin de cette clope!!mais bon tu as essayé et j espère que cela restera dans la case ,''done''bisou ma belle
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T
Une menthol spéciale minute pétasse ;-)
T
C'est juste une métaphore, je préfère me garder une tare que je n'ai pas pour contrebalancer les miennes !!! Merci pour ton gentil message :)
P
On se grillera quand même une clope de pétasse toutes les 2 :-)
V
Bien écrit!<br /> À de nouvelles aventures ;)
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